Les Amis de Claude Debussy à Bichain
Claude et Lily
Claude et Lilly
par Marie Jeanne Baeli
Claude Debussy
chez Paul Dukas à Eragny le 11 mai 1902
Bibliothèque Nationale de France
Rosalie Debussy, dite Lilly ou Lilo
chez Paul Dukas à Eragny le 11 mai 1902
Maison natale Claude Debussy, Saint Germain-en-Laye
Rosalie Texier, dite Lilly ou Lilo, fut la première épouse de Claude Debussy.. Née le 22 mai 1873 à Châlons-sur-Saône, elle habite avec ses parents la petite ville bourguignonne de Tonnerre.. Son père, Germain, né le 6 juillet 1845 à Taizé-Aizé (Charente) était contrôleur du télégraphe à Tonnerre puis à Montereau Fault Yonne. Il avait pris sa retraite à Bichain, commune de Villeneuve-la-Guyard, au 8 rue des Princes. Devenu veuf, il se remarie avec Françoise Benza, née en 1853, et décède le 19 mai 1921 à Villeneuve la Guyard. Sa mère, Marie-Rosalie née Magne, est décédée en 1899 à Tonnerre.
Dans les années 90, elle "monte à Paris" et travaille comme mannequin chez les sœurs Callot, rue Taitbout, une des plus élégantes maisons de couture parisienne de l’époque dans le quartier des boulevards.
À l’époque de sa rencontre avec Claude Debussy, elle a 25 ans et habite rue de Berne à Paris. Elle est la compagne d’un aimable boursicotier.
D’après le musicologue Marcel Dieschy, c'était une midinette à l'esprit gavroche, très jolie, élégante, fine, sans talent ni culture, mais dévouée et simple, avec de la réserve, du tact, de l'intuition. Elle s’est affinée au contact de Debussy.
Claude Debussy a 37 ans, vit difficilement une carrière de compositeur sans concessions, conscient de la valeur de la recherche d’un nouveau langage musical commencée avec le Prélude à l’après-midi d’un faune. Le 5 mai 1901, l'Opéra Comique a mis Pelléas et Mélisande à son programme de la prochaine saison et il travaille depuis 1894 aux Nocturnes qui lui auront donné plus de mal à eux trois que les cinq actes de Pelléas.
Il vient de vivre une liaison de huit ans avec Gabrielle Dupont, modiste de son état, dite “Gaby aux yeux d’acier” qui a fini par le quitter.
René Peter, ami du musicien, raconte la première rencontre de Lilly et Claude en mai 1898 :
Elle était arrivée de l’Yonne quelques années auparavant, fine, le teint pâle, la bouche toute petite et les cheveux alors d’un châtain presque foncé, pour gagner honnêtement sa vie dans une maison parisienne de couture. Sa première rencontre avec Debussy, amenée par des amis dont j’étais, ne provoqua de part et d’autre que des marques peu extérieures de sympathie. Claude la trouvait assez jolie, mais gnangnan ; même, il s’amusait parfois à imiter ses petites manières, ce qu’elle prenait en charmante fille qu’elle était, le mieux du monde. En revanche, elle et Gaby s’aimaient beaucoup. Puis tous trois se perdirent de vue.
Six mois de correspondance, une histoire d’amour
En ce mois d’avril 1899, Claude Debussy vient de rencontrer à nouveau la jolie Lilly Texier et décide, cette fois, de se laisser séduire.
Vendredi 21 avril 1899
Ma chère petite Lili
Si tu étais très gentille, tu mettrais
ton jupon rose et ton chapeau noir
et viendrais me dire bonjour
dimanche prochain vers 2h 1/2,
on causerait et l’on projetterait
quelques petites fêtes avec Georges.
ton affectueux dévoué
Claude Debussy
58 rue Cardinet
au 5ème étage
(il n’y a pas d’ascenseur)
Si tu ne peux pas, je pleurerai,
et envoies moi un mot.
Cette missive est la première d’une longue série de billets qu’il dépose à son travail rue Taitbout, ou de "pneumatiques" enflammés qu'il envoie à son domicile rue de Berne les jours de semaine car, à partir de cette date, ils se voient les samedis et dimanches dans son petit appartement parisien de la rue Cardinet (17e).
Le 24 avril :
Ma chère petite Lilly,
Claude n’est pas encore guéri des morsures de ta chère petite bouche !
…vois-tu Lilly jolie ; il y avait en nous, presque malgré nous, quelque chose d’ardemment passionné qui brûlait secrètement et n’attendait qu’une occasion de se manifester.
Le 1er mai :
Qu’est-ce qu’elle fait en ce moment la Lilly jolie ?… Probablement elle prête la grâce effilée de son corps à de très somptueuses robes qui orneront plus tard les corps défraîchis de quelques vieilles poupées…… Moi je commence la série de ces jours tristes et maussades où il n’y aura guère de jour possible, si ce n’est dans l’attente fiévreuse et passionnée de ce que j’aime le plus au monde.
Le 8 mai :
Je n’ai pas besoin de te dire que toute ma chair se souvient de toi, crie après toi : que n’es-tu là pour la faire taire ?… malgré qu’il n’entre pas dans tes habitudes de consacrer les jours de la semaine à des exercices trop nettement voluptueux.
Le 15 mai :
Cet amour est devenu quelque chose qui étreint et entoure ma vie, j’en ai un besoin aussi absolu que le besoin de respirer. Plus rien ne peut retenir cette attirance qui ressemble à celle d’un mystérieux abîme ; cela m’est tout à fait égal si je dois même mourir d’avoir trop contemplé tes yeux et trop bu le sang de tes lèvres.
Le 24 mai :
Du jour où je t’ai retrouvée, la vie a passé si vite que j’ai l’impression de t’avoir vue à peine et c’est cela qui rend ton absence insupportable. Tu me diras que je te voyais très peu mais j’avais au moins la ressource, si le désir de te voir me prenait trop fort, d’aller prier « notre bonne amie » la concierge de te chercher. C’était des instants très courts, avec des apparitions de jeunes personnes étranges et en cheveux, mais cela me faisait chaud au cœur pour plusieurs heures, je me sentais moins seul…
Pendant ce mois de mai, son meilleur ami, l’écrivain Pierre Louÿs, célèbre pour ses contes érotico-symbolistes - qui était très présent dans tous les domaines de sa vie, y compris financièrement - lui annonce, à sa grande surprise, son mariage avec Louise de Hérédia, fille du poète José-Maria de Hérédia. Le trouble causé par cet événement et la conscience de sa situation de célibataire bientôt quadragénaire, pèseront dans sa décision d’épouser Lilly.
Au cours d’un séjour d’une semaine chez ses parents à Tonnerre (du 22 mai au 2 juin 1899) Lilly va recevoir une dizaine de lettres, toujours passionnées, qui décrivent avec détails l’état d’exaltation dans lequel il se trouve et les tourments éprouvés par leur séparation.
Ainsi qu’il s’en était expliqué à Pierre Louÿs dès 1897 :
Je suis parfois sentimental comme une modiste qui aurait été la maîtresse de Chopin ; j’ai besoin de constater que mon cœur est encore susceptible de tressaillir – au lieu de faire tranquillement de la chimie personnelle et qui n’engage que la responsabilité de papier.
Bien que l’on ne puisse pas douter de sa passion sincère, il donne parfois l’impression – dans ces lettres – de vouloir tester, exagérer l’expression de ses émotions pour ensuite retrouver cette même intensité dans le processus de composition de sa musique.
Ce 22 mai 1899, il écrit donc à Lilly :
…je me demande si j’aurai jamais le loisir de t’aimer autant que je le veux, j’ai peur tout à coup que la vie ne soit trop courte pour pouvoir réaliser ce que je rêve, du bonheur pour toi et par toi, je pense à des jours où nous serions tellement enfoncés dans notre passion que nous n’aurions plus le souci de l’heure puisqu’elle serait délicieusement toujours la même ! Ce seraient nos baisers qui dirigeraient la marche du temps, cet affreux vieillard qui va trop vite, ou trop lentement.
Le 24 mai :
Si tu savais comme tout est plein de toi ici ! il n’y a pas un coin, pas un meuble qui ne soient marqués de ta délicieuse présence ; c’est comme mille petites voix qui bourdonnent à mes oreilles en légers murmures si étranges et si émouvants ; où ton doux nom de Lilly revient constamment comme une fine et délicate musique. Et le vieux gros crapaud qui est sur la cheminée regarde obstinément la porte par laquelle il a l’habitude de te voir entrer, et malgré que son cœur soit en bois, je t’assure qu’il a de la peine.
Vraiment, je t’aime sans réticences, rien ne me retient de me livrer tout à fait à cette force qui m’emporte. As-tu senti cette merveilleuse lumière qui nous entoure quand nous devons nous séparer et que nos yeux semblent s’attacher ?
Le 2 juin :
Aujourd’hui, en t’écrivant, c’est à peine si je puis tenir ma plume, c’est tout moi qui voudrait courir vers toi pour avoir plus vite tes lèvres, plus vite tes yeux, pour un rien je m’ouvrirais les veines, afin que mon sang coule et chante la joie de ton retour. Ne trouve pas cela trop absurde, songes que tu ne sais plus que dire pour calmer ce qu’il y a de passion effrénée en moi.
A son retour à Paris début juin, un drame éclate. Claude avouera un peu plus tard :
"… tu peux dire justement que tu as été trompée une fois…"
Il ne s'agit, selon ses termes, que de légèreté. Lilly veut rompre d'une manière "implacable" pour, toujours selon Claude, de futiles histoires d’amour propre froissé, de(s) choses inexistantes. Il se livre alors à un véritable chantage au suicide :
En réfléchissant, ce n’est pas trop payer de ma vie tout ce bonheur perdu et c’est encore une façon de te la donner.
Je ferai un paquet de toutes tes affaires qui te seront remises après-demain matin, je garde naturellement ma bague, voulant être enterré avec. Accueille tout de même mon dernier et mon plus long baiser
de celui qui fut ton Claude.
J’attendrai un mot de toi jusqu’à ce soir, et si je ne puis plus rien espérer, dis moi seulement que tu me pardonnes, ton orgueil peut bien faire un sacrifice à quelqu’un qui va mourir.
Puis tout rentre dans l’ordre :
vendredi 16 juin 1899, 6h1/2
Lilly aimée
Avant de te revoir et surtout pour ne plus en parler, je veux te dire que je n’ai peut-être jamais souffert comme cette dernière nuit !… Vois-tu, la pensée de te perdre s’associait en moi avec la pensée de la mort de tout !… Je t’en supplie, ne craint jamais rien de mon amour,il est trop fait du sang de mes veines et de l’espoir infini de mon cœur. Pense que j’ai mis plus que ma vie en toi, que rien ne peut remplacer Lilly !…
Toujours en juin, elle tombe malade, il écrit à son ami Pierre Louÿs :
Voilà deux nuits que je passe près d’elle.
Le 17 juin, à la suite d’un chantage de Lilly qui désire avec évidence le mariage :
Ce que je pourrais t’offrir me paraîtrait trop misérable en face de ce que l’on te propose… Si la situation que l’on t’offre est tellement enviable…
Il se décide :
Je ne suis plus jeune et j’ai besoin de fixer ma vie pour tout à fait … Je t’ai retrouvée et l’amour que j’avais eu secrètement pour toi, jadis, a pu se développer avec une passion qui est devenue rapidement exclusive et presque sauvage… je veux faire de toi ma vie… Pour le moment présent, je gagne ma vie, sans plus, et si je puis tout de même t’offrir, sans crainte, de la partager, ça n’est évidemment pas la fortune !… Et il faudrait que tu m’aimes assez pour supporter pendant quelques mois un peu de médiocrité.
Il faut que j’ajoute, à ce que je disais à propos de "quelques mois médiocres", qu’il est certain que l’on jouera Pelléas et Mélisande cet hiver et qu’à partir du mois de septembre, ma situation s’augmentera très sensiblement.
Moi je te dis que tu seras ce que tu voudras dans ma vie, je souscris d’avance à tout ce que tu peux espérer et vouloir.
Enfin, pour tout dire, je veux faire de toi ma vie, et cela dans le sens le plus complet que l’on donne à ces mots. Maintenant fais de moi ce qu’il te plaira, tu tiens mon bonheur ou mon malheur dans tes mains.
Le 18 juin :
"Es-tu maintenant bien persuadée et bien sûre de la solidité de l’amour de ton Claude ?…
Le 20 juin :
Ma maison me fait l’effet d’une prison et je crie aux murs : quand donc servirez vous à contenir le bonheur de Lilly ?
Le 3 juillet :
C’est tout de même d’une charmante absurdité que tu sois loin de moi, à dormir de ton beau sommeil d’enfant gâtée, et que je ne puisse rien voir de cette chose si merveilleusement jolie !…
Le 5 juillet :
Je veux que tu sois à jamais ma petite mienne et cela pour tous les jours.
Lilly et Claude Debussy avec Paul Dukas et Pierre Lalo
en forêt en mai 1902
Musée Debussy, Saint Germain en Laye
Octobre 1899, le mariage
La correspondance avec Lilly pendant cette période de "fiançailles" s’arrête là, et le 3 juillet Claude, qui a pris sa décision, informe son éditeur Georges Hartmann de ses projets :
Vous me demandez ce que je fais !…Quand je n’ai pas la fièvre, j’aime de tout mon cœur une jeune personne blonde – naturellement – et qui a les plus beaux cheveux du monde et des yeux qui rendent possible les comparaisons les plus excessives…Enfin elle est à épouser !…
Lilly est à nouveau malade le 4 septembre et Claude fait appel au docteur Abel Desjardins (ce médecin lui avait été présenté par son ami le compositeur Ernest Chausson) :
…je viens vous demander de bien vouloir venir chez moi…afin de voir ma petite Lilly. Outre qu’elle est adorable, c’est une personne très courageuse et, si son cas était grave, n’hésitez pas à le lui dire ; seulement ne me l’abîmez pas, je vous en prie.
Puis le 24 septembre, toujours à son éditeur :
J’ai été assez malheureux avec des compensations câlines et il faut même que je vous prévienne de mon mariage avec les susdites compensations… cela se fera prochainement sans vain décor et sans mauvaise musique ; il n’est vraiment pas besoin de déranger l’univers pour un geste aussi personnel…
Le mariage eut donc lieu ce 19 octobre 1899, mariage civil à la mairie du17ème arrondissement, ses témoins étaient Pierre Louÿs, Eric Satie et Lucien Fontaine (respectivement écrivain, pianiste au cabaret du Chat Noir et industriel). Pour payer le dîner qui devait suivre, Claude va donner une leçon de piano à son élève mademoiselle Worms de Romilly qui décrit la scène :
Lilo Debussy attendait au bas de l’escalier de notre appartement, assise sur la banquette que la leçon fut terminée, afin d’entreprendre avec son mari un voyage de noces sur le haut de l’impériale d’un omnibus ! Ils aboutirent au Jardin des plantes où se traîna le pauvre marié, qui avait horreur de la marche… Le festin fut payé avec le prix de ma leçon, et tout le monde s’en retourna à pied, car hélas, il ne restait plus assez d’argent pour prendre l’omnibus…
Après le mariage ils se rendirent dans le petit appartement qu’ils occupaient au 5ème étage, 58 rue Cardinet (17ème), dans ce beau quartier haussmannien de la plaine Monceau.
Les Debussy habitaient là, au cinquième étage d’une étroite maison de rapport, un petit appartement d’une propreté et d’un ordre méticuleux. Des fenêtres, on avait vue sur un peu de verdure, et cette paisible retraite n’était troublée, à certaines heures, que par les cris joyeux d’une troupe d’enfants dans la cour d’une école. On respirait là un air d’intimité, de paix dans deux petites pièces réunies par une baie. L’une était le studio du maître où, sur son bureau, étaient rangés manuscrits, encriers et crayons dans un ordre parfait. Il y avait aussi un divan, quelques carpettes d’orient et au mur des tableaux peints par Lerolle, Jacques Blanche, Thaulow et des dessins représentant Lilo Debussy... Dans l’autre pièce, il y avait un piano droit, des livres, des partitions... Lilo respectait son sommeil jusque tard dans la journée car il travaillait la nuit et veillait jusqu’au matin.
Debussy professeur par une de ses élèves, Cahiers Debussy, n°2, 1978.
À Georges Hartmann le 22 octobre :
Je me suis donc marié jeudi dernier ; la cérémonie en fut brève autant qu’il est possible ; il y a maintenant une madame Claude Debussy avec laquelle je pense organiser une existence tout à fait enviable. Je vais pouvoir travailler sans qu’aucune complication mondaine et même sentimentale, ne vienne embrouiller mes doubles croches ! Quand nous aurons une table qui puisse tenir plus de deux personnes, j’espère que vous voudrez bien nous faire l’amical bonheur de venir chez nous.
À son ami Robert Godet, le 5 janvier 1900 :
Tout de suite, je vous livre le côté anecdotique de ma vie. Deux événements la traversent : le premier, mon déménagement, le second, mon mariage... Oui, cher ami et faites-moi le plaisir de rester assis...
Mademoiselle Lilly Texier a changé son nom inharmonique pour celui de Lilly Debussy, bien plus euphonique, tout le monde en conviendra ! Elle est invraisemblablement blonde, jolie comme dans les légendes ; elle ajoute à ces dons celui d’être nullement modern'style. Elle n’aime pas la musique... mais seulement selon sa fantaisie.
Son ami Arthur Fontaine, haut fonctionnaire, amateur d’art, écrit :
Debussy est marié, on dit avec un très joli minois sorti d’une des plus élégantes maisons de couture de Paris.
Octobre 1899 à juin 1901, difficultés
Pour subvenir aux besoins du couple, Claude reçoit des avances régulières de son éditeur Georges Hartmann se montant à 500 francs par mois ; il a en chantier les trois Nocturnes, qu'il termine, dont une des partitions d’orchestre est dédicacée à Lilly :
Ce manuscrit appartient à ma petite Lilly-Lilo. Tous droits réservés. En témoignage de la joie profonde que j’ai d’être son mari.
Claude Debussy , ce jour de l’an 1901.
Et dans l’attente d’une promesse de représentation à l’Opéra Comiue, il commence le travail d’orchestration de Pelléas.
Dans une lettre à Pierre Louÿs, il se désole du succès de Louise, opéra de Gustave Charpentier. L’Opéra Comique programmait alors un nombre impressionnant d’œuvres lyriques plutôt conventionnelles qui ne préparaient pas le public à la nouveauté et Debussy se méfiait déjà de l’accueil qui serait fait à son œuvre :
Les gens n’aiment pas la beauté parce que c’est gênant… je t’assure que j’aimerais beaucoup que Pelléas fut joué au Japon !
Survient alors le 23 avril 1900 la mort de son éditeur Georges Hartmann. Son successeur refuse de continuer à verser une avance sur des œuvres à venir, le couple se retrouve sans ressources. Pierre Louÿs, familier de la rue Cardinet et qui l'avait souvent “dépanné”, décrit parfaitement leur situation en déclarant que ces pauvres petits Debussy traînent une vie où il y a certainement plus d’amour que de bifteck !
Ce que Claude confirme dans une lettre adressée le 25 avril 1900 à sa femme à l’occasion du premier anniversaire de leur rencontre :
Laisse moi te dire combien je suis heureux d’avoir associé ma vie définitivement à la tienne…s’il y a quelquefois des larmes, derrière il y a le soleil…Il faut pourtant que nous luttions encore un peu. Et pour cela je compte sur toi qui es ma joie, ma volupté, mon bonheur et aussi mon espoir le plus haut et le plus beau !
Cependant la fragilité de la jeune femme se révèle pour la première fois gravement pendant l’été 1900 lorsque Lilly fit un séjour à la clinique Dubois du 14 au 23 août, à la suite d’une fausse couche.
Claude écrit alors à Pierre Louÿs le 25 août :
Il paraît que son organisme est atteint d’une façon générale, et (ceci entre nous) elle a un commencement de tuberculose au sommet des deux poumons. Il faut parer à cela au plus vite, en l’envoyant dans les Pyrénées pendant trois ou quatre mois … Tu aperçois ce que cela représente de souffrances morales ; ajoute à cela un côté matériel absolument misérable depuis de longs jours déjà !
Ce séjour n’eut pas lieu pour les raisons qu’il invoque. Lilly est-elle venue à Bichain ? Aucun témoignage ni document ne le prouvent. Il faudra attendre l’été 1901, pour que des lettres et une photo attestent de la présence du couple dans ce village.
Trois étés à Bichain - 1901,1902 et 1903
L’été 1901 se déroule à Bichain auprès de ses parents et de Claude qui travaille à l’orchestration de Pelléas et Mélisande.
Au cours de la première représentation qui aura lieu le 30 avril 1902 à l’Opéra Comique, René Peter, qui y assista, remarquera :
Côté dames, quelques-unes jolies, parmi lesquelles Lilly Debussy se détache, nimbée de blond lumineux. Devant une salle houleuse, Lilly, très pâle, assiste à tout cela de sa loge en s’efforçant de garder un visage égal.
À l’issue de la représentation, une promenade au Bois en guimbarde en compagnie de Lilly et une amie montre un Debussy
... fier... au-dessus de la pauvreté humaine... il ne fut pas dit un mot de Pelléas !
En juillet 1902, Claude est à Londres où il est allé voir Messager. Le ton un peu enfantin de ses lettres laisse deviner le détachement qui s’opère.
À son retour, Lilly est malade – des calculs rénaux – et un séjour à la campagne est fortement conseillé par le médecin :
Le petit être mystérieux que tu es, a la déplorable faculté de collectionner les maladies les plus diverses, comme les plus inattendues.
Les difficultés financières du ménage le conduisent près des parents de Lilly à Bichain : repos complet auprès de Claude passant sa vie parmi les bêtes qui, dans ce pays comme dans bien d’autres, sont très supérieures aux gens.
En juin 1903, à nouveau un peu souffrante, Lilly part seule à Bichain, s’adonne à des travaux de peinture chez ses parents et reçoit de Claude des lettres dont le ton s’est à nouveau allégé :
Que tu dois être gentille le pinceau à la main !
Venu la rejoindre le 10 juillet et tout en travaillant aux Trois Estampes et à La Mer, il projette, pour lui faire plaisir mais sans trop y croire, l’acquisition d’un terrain dans lequel se trouve une mare : "J’ai bien peur que mes rêves de propriétaire ne soient dans cette mare.
Ce qui arriva, les Debussy ne furent jamais propriétaires à Bichain.
Lilly Debussy en 1902
Maison natale Claude Debussy
Saint Germain en Laye
1904, la rupture
Au cours de la période qui suivit leur retour à Paris, le couple fut invité chez Emma Bardac, la mère d’un élève de Claude, dans son hôtel particulier rue de Berri. Lilly, peu à l’aise dans ce monde différent du sien, renonça à s’y rendre, encourageant néanmoins la présence de Claude, c’était nécessaire pour sa carrière.
Emma Bardac était la mère de Raoul Bardac à qui il donnait des cours de composition. La quarantaine, belle, riche, intelligente et cultivée, elle était aussi musicienne et connaissait les mélodies de Debussy pour les avoir chantées dans les soirées mondaines. Une complicité s’installe entre eux.
Emma a-t-elle franchi sa porte le jour où Claude avait prié Lilly d’aller chez une amie, une voisine, comme il l’écrit à Pierre Louÿs le 12 juin 1904, pour expliquer que leurs épouses se soient manquées ?
Le 15 juillet 1904, Claude décide d’envoyer Lilly à Bichain. Selon sa propre expression, il la met sèchement au wagon, puis lui écrit :
Ne crois pas que j’ai été joyeux de te mettre sèchement au wagon, c’était même dur ! Seulement pour des raisons que je te dirai plus tard… c’était nécessaire…Puis il faut que je trouve des choses nouvelles sous peine de déchéance ; depuis quelque temps je m’inquiète de tourner dans le même cercle d’idées, il me semble avoir trouvé une nouvelle piste, c’est pourquoi je n’ose pas la lâcher, quoiqu’il m’en coûte. C’est un peu aussi une question de vie… si je ne t’ai pas toujours été agréable, il faut au moins que je te sois utile. D’ailleurs tu ne supporterais pas une vie plus médiocre que notre vie présente, il fallait bien choisir entre deux maux… Dieu veuille que j’ai choisi le moindre ?
Il y a dans l’existence des tournants dangereux qui pour moi se compliquent de ce que je suis un homme qui fait de l’art (quel métier !) et ton mari. Tâche de me comprendre et de ne pas m’en vouloir et surtout n’en perds pas une occasion de rire ainsi que tu aimes tant à le faire.
La passionnée tendresse de ton vieux Claude.
Embrasse bien mes Texier.
Le 19, il tente de justifier le changement dans son comportement :
J’ai le grave tort de ne pas m’expliquer assez… manie fréquente chez les gens qui sont obligés de beaucoup réfléchir, et souvent, ce que tu as pris pour de l’indifférence n’était qu’une mélancolie « oursonne » si difficile à secouer !
Après lui avoir signifié qu’elle était une petite fille très gâtée qui n’aime pas que l’on discute sa volonté ou son caprice, il avance un commentaire d’une philosophie à bon marché :
"Vois-tu mon pauvre chéri ! Un artiste est un détestable homme d’intérieur, et, peut-être aussi un mari déplorable ? D’ailleurs, en retournant la question, un mari parfait produit souvent un artiste pitoyable…
C’est un cercle vicieux.
Puis il nous donne une précision sur le lieu de résidence de Lilly à Bichain, l’été 1904 :
Ainsi tu habites cette grande maison dont tu as eu la gracieuse pensée de m’envoyer le portrait… comme elle contient des jours heureux !
Il s’agissait sans doute de la ferme des Champion au 29 rue Notre-Dame, devant laquelle Lilly se trouve avec Juliette Champion sur cette belle photo confiée à Marcel Dietschy par un habitant de Bichain.
Toujours le 19 :
J’espère que La Mer voudra bien me lâcher, de façon à pouvoir te rejoindre vers le 15 août.
Dis à « mes Texier » que je ne suis pas fier de ne pas pouvoir les faire enrager, mais je me rattraperai, embrasse-les pour moi – ils savent bien que je les aime.
Cinq jours après, il conclut :
L’éloignement momentané de nos deux vies nous apprendra mieux que n’importe quel raisonnement ce que nous sommes l’un pour l’autre.
Son affection pour ses beaux-parents s’exprime à nouveau, ainsi que le léger mépris pour les “locaux” :
Je regrette beaucoup que mes Texier aient de la peine, évidemment les raisons qui me font rester à Paris ne leur sont peut-être pas sensibles ; il faut tout de même que toi tu leur fasse comprendre qu’il n’y a surtout pas d’indifférence pour moi.
Je remercie beaucoup les habitants de Bichain de me tant regretter, mais comme quand j’y suis, ils me voient très peu, ça ne doit pas les priver beaucoup de ne pas me voir du tout.
Remercie Monsieur Champion de ses roses, elles étaient bien fatiguées du voyage ; l’absurde chaleur qu’il fait ici n’est pas faite pour les remettre.
Fais lui mes compliments ainsi qu’à Madame Champion et à Juliette–peau-de-pêche.
Curieusement, fin juillet, il fait un aller-retour surprise à Bichain avec son ami le docteur Abel Desjardins dans la voiture – sans doute décapotée – de Lucien Fontaine, retour au cours duquel ils ont subit un orage.
Le 28 juillet :
Tout de même je regrette que tu te sois inquiétée … Nous avons reçu beaucoup d’eau, mais l’orage devait être moins fort de notre côté que du vôtre. Et après divers incidents inséparables du sport de l’automobile, nous sommes rentrés à 1h du matin à Paris.
Abel et Lucien ont été ravis de votre réception… Il est vrai que j’aurais pu être jaloux de la joie que vous avez montrée de les voir. En somme, entre un chirurgien et un artiste la balance ne se fait pas !
Le 30, il lui envoie un peu d'argent et essaye maladroitement de la tranquilliser :
…je commence à être un vieil homme qui, s’il n’a jamais appris les choses pratiques de la vie, a beaucoup souffert, sans trop le dire, parce que c’est inutile, et c’est la meilleure école pour comprendre ou excuser les autres. Donc si je ne répondais pas tout de suite, ne vas pas ni m’en vouloir ni t’inquiéter. En tous cas j’espère aller te voir vers la fin de la semaine prochaine, je ne dis pas le jour… exprès !
C'est enfin le 11 août qu'il lui écrit de Dieppe (où il se trouve avec Emma), la lettre qui mettra fin définitivement à leur couple :
Je vais partir pour Londres avec J.E. Blanche* qui m’offre aimablement le voyage et le séjour. Maintenant pardonne-moi ce qui va suivre. J’aurais peut-être mieux fait de te le dire lors de mon voyage à Bichain ; je n’ai pas pu trouver le moment ni, peut-être, le courage nécessaire…D’abord laisse moi te dire que j’ai pour toi la plus grande tendresse possible, et cela ne me rend que plus pénible ce que je crois loyal de te dire aujourd’hui. J’ai la persuasion très nette après ces jours passés loin de toi, où j’ai pu pour la première fois réfléchir froidement à notre vie, que, tout en ayant beaucoup aimé, je ne t’avais jamais rendue heureuse comme il le fallait… Je me suis rappelé ces moments fâcheux où tu me demandais de te rendre ta liberté.Pourquoi faut-il qu’aujourd’hui je te donne raison…Nous ne sommes plus des enfants ; tâchons donc de nous tirer de cette histoire, sans bruit et sans y mêler les gens……je ne pouvais plus travailler comme je voulais avec cette inquiétude énervante de ne pas savoir où j’allais.… pour toutes les choses matérielles, je te laisse le soin de les régler à ta convenance. Ce que tu me demanderas sera bien. Il est évident que cette lettre te fera de la peine, si j’en juge parce qu’elle m’a coûté à écrire. Mais pourquoi abîmer en laissant plus longtemps une chose qui fut belle et qui aurait pu, peut-être, être plus belle encore.La dernière chose que je te demanderai, c’est d’avoir le souci d’en conserver le souvenir sans y mêler l’opinion étroite et ridicule des gens qui n’ont jamais su ni aimer ni se dévouer.En me comprenant, tu me pardonneras de t’avoir fait un peu de mal et tu croiras que je te reste tendrement dévoué.
Claude Debussy
À Paris le 22 août, il envoie 250 francs à Bichain et un billet laconique :
Il me semble qu’il est assez inutile que nous nous voyions en ce moment, cela serait trop triste… la semaine prochaine je te demanderai de bien vouloir me voir.
Pendant l'été 1904, la mère du compositeur fit un voyage à Bichain pour régler le loyer impayé de son fils.
Lilly revient rue Cardinet, une rencontre a lieu entre les deux époux car, le lendemain Claude lui écrit de Dieppe qu'il est … rentré fatigué, brisé, ne sachant plus très bien ni quoi faire, ni quoi penser… Plus que jamais j'ai besoin de tranquillité, cela jusqu'à désirer être mort ; puisque quoi que je fasse je ferai certainement du mal à quelqu'un. Surtout, je t’en supplie, sois calme, n’augmente pas cette mauvaise littérature qu’on appelle « faits divers », tu vaux mieux que cela et rien n’est désespéré pour toi… Tu es jeune » comme dit à peu près ce pauvre Golaud (allusion à l'un des personnages de Pelléas et Mélisande)
Sans doute a-t-il déjà reçu l'annonce qu'elle renouvellera quatre fois son suicide, car le 13 octobre, elle se tire une balle de revolver dans l'estomac, qui se fixe dans la masse d'une vertèbre. Elle est transportée dans la clinique de la rue Blomet où opérait Abel Desjardins. L'opération est réussie. Mary Garden et les amis du couple prennent fait et cause pour Lilly, ouvrent une souscription et lui louent une chambre à l'Hôtel Américain, avenue Friedland. Le 4 novembre la presse s'empare de l'événement. Lilly s'installe au 104 avenue de Villiers dans le 17ème arrondissement. Après de nombreuses batailles, une espèce de cauchemar, le divorce fut prononcé le 2 Août 1905. Claude doit verser à Lilly une pension de 400F par mois plus une rente viagère. Ces sommes ne furent versées que jusqu’en 1910 et une condamnation pour non paiement se montant à 30.000 F fut prononcée en 1916, deux ans avant la mort du compositeur.
En 1954, l’écrivain Marcel Dietschy, un des biographes de Debussy, a recueilli quelques témoignages concernant Lilly Debussy, dont celui de l’éditeur Robert Legouix qui avait été chargé par celle-ci de vendre les esquisses des Nocturnes. Les ayant proposées à la bibliothèque du Congrès à Washington, un délégué est venu à Paris et Lilly, méfiante au delà de toute expression, a refusé de s’en séparer avant d’avoir l’argent. Legouix menaçant de laisser tomber l’affaire, elle a finalement consenti à s’en séparer, mais à la condition que tout soit réglé en cinq minutes montre en main. Les américains ont ri. Legouix a dit à Lilly qu’elle ne devait plus compter sur lui. Il comprenait que Debussy ait abandonné une femme aussi impossible.
En 1908, une pièce de théâtre, La femme nue, d’Henri Bataille fit un grand succès ; elle était inspirée de la rupture entre Claude et Lilly Debussy.
Portrait de Lilly par Lucien Monod
Maison natale Claude Debussy, Saint Germain en Laye
D’après Marcel Dietschy Lilly Debussy, redevenue Texier, se serait liée après son divorce avec Edmond Rist, Lucien Monod - qui croque son portrait aux trois crayons - et Léon Vallas. Elle fut irréprochable et resta fidèle à la mémoire de Debussy.
Elle mourut à Paris le 17 Décembre 1932 à son domicile Avenue de Villiers.