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Les Oeuvres

par Marie Jeanne Baeli

Les œuvres travaillées ou composées

par Claude Debussy à Bichain

pendant les années 1901, 1902 et 1903

Un courrier  abondant,  adressé à son éditeur ou à ses amis, nous permet de connaître avec précision le travail du compositeur pendant ses séjours à Bichain et nous donne l’occasion d’entrer dans son univers musical.

 

Les œuvres citées dans ses lettres sont :

Pelléas et Mélisande,

drame lyrique en cinq actes, texte poétique de Maurice Maeterlinck

Acte 3 -
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Au mois de mai 1901, Debussy reçoit la promesse que son opéra Pelléas et Mélisande, en chantier depuis 1893, sera représenté à l’Opéra Comique à la saison prochaine, événement qui sera fêté au champagne chez l'écrivain Colette et son mari Willy, rue de Courcelles. Il se met à l’œuvre pour l’écriture de la partition d’orchestre.

Pendant l’été qu’il décide de passer en partie à Bichain, il continuera ce lourd travail. Fin août, pour se reposer de l’intense fréquentation

"… de cette petite neurasthénique Mélisande... " (lettre à P. Louÿs du 2 septembre).

 

Dix années de travail pour cette œuvre, le seul opéra composé par Debussy 

"...est resté  sans imitation. Claude Debussy avait de lui-même tout dit dans son langage." (Jean-François Gautier, Claude Debussy, La musique et le mouvant, Actes Sud 1997).

 

Il avait longtemps cherché un poète qui

" ...disant les choses à demi me permettra de greffer mon rêve sur le sien ; qui concevra des personnages dont l’histoire et la demeure ne seront d’aucun temps et d’aucun lieu .... qui ne discutent pas mais subissent la vie et le sort..."  (conversation avec son professeur Ernest Guiraud vers 1889, racontée par Maurice Emmanuel, élève du conservatoire en même temps que Claude Debussy).

 

Debussy eut le « coup de foudre » pour le texte  de Maeterlinck et fut le premier compositeur à utiliser un texte de poète comme livret d’opéra.

"Musique sublime : Pélléas et Mélisande n’est comparable à rien." (André Boucourechliev, Debussy, La révolution subtile, Fayard 1998)

 

Ravel est le premier à parler de génie :

"L’œuvre musicale est un chef d’œuvre absolu, le public n’y comprend rien" (Meg de Saint Marceaux, connue à l’époque pour son « salon » où se rencontraient les artistes à la mode).

 

"Je dois chercher autre chose ou je suis perdu !" (Erik Satie, compositeur et ami de Debussy).

 

"Je me suis servi, tout spontanément d’ailleurs, d’un moyen qui me paraît assez rare, c’est à dire du silence..." (Claude Debussy, lettre à Ernest Chausson, 2 octobre 1893).

 

Il fallait chercher après Wagner… 

"Je voulais à la musique une liberté qu’elle contient peut-être plus que n’importe quel art, n’étant pas bornée à une reproduction exacte de la nature, mais aux correspondances mystérieuses de la nature et de l’imagination." (Claude Debussy, Pourquoi j’ai écrit Pélléas, La Revue Blanche, avril 1902).

 

Première représentation à l’Opéra Comique le 28 Avril 1902. Scandale, mais malgré tout succès en Europe et aux Etats-Unis.

 

Cet opéra suscite aujourd’hui encore un engouement d’amateurs enthousiastes pour cette musique sublime qui a si bien servi le texte déroutant, mais fort, de Maeterlinck.

La Damoiselle Elue,

La Damoiselle Elue -
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Au cours de l’été 1902, épuisé par les 40 représentations de son opéra, il se repose mais révise pourtant la partition d’orchestre de La Damoiselle Élue, composée quatorze années auparavant pendant son séjour à la villa Médicis à Rome.

 

Cette œuvre qualifiée de poésie trempée dans de la musique par ses contemporains, parut chez Durand avec une couverture du peintre Maurice Denis. Le poème, chanté sur des vers de Dante-Gabriel Rossetti, est du plus pur style Art Nouveau.

 

Œuvre d’inspiration symboliste, faite toute de courbes et arabesques décoratives bien dans le style d’un groupe de peintres anglais de cette époque qui cherchent à reproduire la pureté artistique des primitifs italiens, prédécesseurs de Raphaël, les Préraphaélites.

Maurice Denis,

Couverture de la partition,

1893

d’après le conte fantastique d’Edgar Poe

Le Diable dans le Beffroi,

De Bichain, il écrit à André Messager le 7 septembre 1903 :

"J’ai travaillé au livret du Diable dans le Beffroi. Quand je reviendrai à Paris, je vous lirai cela."

 

Considérant que la chose la plus fâcheuse est de se recommencer, il voulait - après Pélleas - se renouveler et, fasciné depuis de nombreuses années par le monde de Poe, si différent de celui de Maeterlinck, il reprend à Bichain l’écriture du scénario du Diable :

"L’imagination de Poe étant la plus vive que je connaisse, il faut absolument que j’en trouve l’équivalent musical."

 

Tout le monde connaît ce conte d’Edgar Poe : un seul personnage, ou presque, le diable qui vient frapper à midi un treizième coup à l’horloge du bourg hollandais, si grotesquement appelé Vondervotteimittis (transcription humoristique des mots anglais : «  I wonder what time it is », je me demande l’heure qu’il est).

 

Ce projet restera au stade de l’ébauche :

"Je pense que jamais je n’arriverai à mener à bout aucune de ces œuvres. J’écris pour moi seul, l’impatience des autres ne me préoccupe pas."

Rhapsodie pour orchestre et saxophone

Ces dix minutes de musique furent l’objet d’une commande par Elisa Hall, mécène américaine d’origine française, présidente de l’Orchestral Club de Boston. Avec de grandes difficultés, il termine ce travail en août, juste avant de composer les premières mesures de La Mer.

 

A Pierre Louÿs qui se trouvait en Algérie en juillet 1903 :                                    

"Excuse-moi... Depuis quelques jours je suis l’Homme-qui-travaille-à-une-fantaisie-pour-saxophone-alto-en-mi bémol (dis un peu ça trois fois sans respirer…) Etant donné que cette fantaisie est commandée, payée, mangée depuis plus d’un an, il me semble que je suis en retard ? D’abord ça ne m’amusait que très peu, puis je n’aurais pas pu t’écrire une lettre assez soignée. Le saxophone est un animal à anche, dont je connais mal les habitudes. Aime-t-il la douceur romantique des clarinettes ou l’ironie un peu grossière du sarrusophone (ou contre-basson) ? Enfin je l’ai fait murmurer des phrases mélancoliques, sous des roulements de tambours militaires. Le saxophone comme la Grande-Duchesse, doit aimer les militaires... Le tout s’appelle Rapsodie arabe ... (vive l’Armée tout de même). Tu vois que l’on ne s’ennuie pas à la campagne ?"

 

A Lilly en juin 1903 :

"Ça ne te paraît pas indécent, une femme amoureuse d’un saxophone, dont les lèvres sucent le bec en bois de ce ridicule instrument ? – Ça doit être sûrement une vieille taupe qui s’habille comme un parapluie."

Les Estampes

Le 7 septembre 1903 à Messager :

"J’ai écrit aussi trois morceaux de piano dont j’aime surtout les titres que voici : Pagodes, La Soirée dans Grenade, Jardins sous la pluie. Quand on a pas les moyens de se payer des voyages, il faut y suppléer par l’imagination... "

 

Les voyages en Orient et en Afrique du Nord étaient alors à la mode chez les écrivains et intellectuels de l’époque, tous amis fortunés de Debussy. Ils lui écrivaient et racontaient leurs voyages : Pierre Louÿs, Pierre-Jean Toulet, Maurice Curnonsky, Victor Segalen, André Gide.

 

Resté à Bichain, il répondait à Pierre Louÿs en juillet :

"… le soleil qui se couche sur les côteaux de Bichain n’est pas le même que celui qui s’endort sur la blancheur des terrasses de Biskra..."

 

Carnets de route imaginaires, elles inaugurent la grande période créatrice de Claude Debussy pour le piano… (Alfred Cortot, La musique française de piano).

 

Il souhaitait rendre dans ces pièces les qualités évocatrices et exotiques des estampes japonaises :

 

Pagode, évocation de l’Orient, réminiscences de la musique de Java découverte à l’Exposition Universelle de 1889 (gammes pentatoniques + harmonies occidentales)

 

La Soirée dans Grenade, avec son mouvement de « Habanera » évoquant l’Espagne, "...elle tient du prodige quand on pense que cette musique fut écrite par un étranger guidé presque par la seule vision de son génie" (le compositeur espagnol Manuel de Falla).

 

Jardins sous la pluie, un ruissellement de gouttelettes où joue la lumière, citant une ronde enfantine "Nous n’irons plus aux bois...".

"La somptuosité lumineuse du ton contraste avec la naïveté de la ronde enfantine et enveloppe de mystère les notes lointaines, les notes pudiques, hésitantes, comme les précieuses gouttes d’une pluie de printemps à travers les feuilles"  (Pierre Boulez, Relevés d’apprenti, Seuil, 1966).

 

Témoignage d’un habitant de Bichain interrogé par Louis Pasteur Vallery-Radot :

"Monsieur Debussy me semblait bizarre. On le voyait sortir de sa maison, marcher sur la route et puis tout d’un coup revenir sur ses pas en courant pour se mettre au piano... Un jour il nous dit, après nous avoir joué je ne sais plus quoi : c’est la pluie sur les carreaux qui m’a inspiré ça ! "

 

"Debussy m’a à nouveau fait entendre ses nouvelles pièces de piano, dont il m’enverra une copie à la fin du mois. Quel hasard, je lui ai dit que ces pièces me faisaient penser à des tableaux de Turner et il m’a répondu que précisément, avant de les composer, il avait passé un long moment dans la salle des Turner à Londres !" (Ricardo Viñes, pianiste).

 

Elles eurent immédiatement un grand succès et font partie depuis lors du répertoire de tous les pianistes chevronnés.

Jardins sous la pluie -
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La Mer

De l'aube à midi sur la mer -
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Couverture de la partition reproduisant

La Vague d’Hokusai

Editeurs Durand & Fils

Le 12 Septembre, Debussy écrit de Bichain à Durand, qu’il travaille d’après de nombreux souvenirs à trois esquisses symphoniques :

1. Mer belle aux îles Sanguinaires (qui deviendra De l’aube à midi sur la mer)

2. Jeux de vagues

3. Le vent fait danser la mer (qui deviendra Dialogue du vent et de la mer)

 

La composition de ce tryptique se poursuivra à Jersey : "La mer a été très bien pour moi : elle m’a montré toutes ses robes", puis à Dieppe et Paris d’août 1903 à mars 1905.

 

I - De l’aube à midi sur la mer

C’est une progression continuelle : le mouvement même des vagues en chaudes sonorités et flamboyances rythmiques pour aboutir à un jaillissement de lumière (éclatement de midi aux cuivres).

 

II - Jeux de vagues

Le plus beau des trois mouvements "une pulvérisation sonore telle que le temps musical en devient presque insaisissable" (Jean Barraqué, Debussy, Seuil, 1994).

Il a exercé une grande fascination sur les musiciens du 20ème siècle, par une nouvelle manière de traiter l’orchestre : le timbre (groupes sonores instrumentaux) devient le principal élément de la musique et, à la manière orientale, peut s’engendrer elle-même :

"Les cordes plantent le décor, les bois dessinent les arabesques du vent et des vagues, la trompette et les cors impriment un rythme plus impérieux et une couleur mystérieuse, les harpes symbolisent l’élément liquide et le glockenspiel, les jeux de lumière."

(Revue Analyse Musicale, 1986)    

"Contours mouvants ou indéfinis, rythmes flexibles et variés, nette majorité de nuances dynamiques douces, orchestration fluide et claire, avec des cordes divisées et des timbres purs (flûte, hautbois), la harpe souligne nonchalamment la souplesse liquide des articulations, le charme félin des glissements harmoniques" (Stefan Jarociński, Debussy, impressionnisme et symbolisme, Seuil, 1971).

 

III - Dialogue du vent et de la mer

De Dieppe, à son éditeur Jacques Durand, été 1904 :

"J’aurais voulu terminer La Mer ici, mais il me reste à en parfaire l’orchestre qui est tumultueux et varié comme...la mer !"

 

C’est une succession d’oppositions, l’œuvre de Debussy "la plus accomplie et la plus visionnaire"  (André Boucourechliev, Debussy, la révolution subtile, Fayard, 1998.)

 

En 1908, Debussy fût amené à diriger lui-même avec succès son œuvre. A cette occasion, le critique Willy (Gauthier-Villars) écrit dans la revue Comoedia, le 20 Janvier 1908 :

"Ce furent, pendant une durée impossible à déterminer, des hurlements d’allégresse sauvage, des crépitements de paumes heurtées, des rappels et des cris déments. Debussy traversa dix fois la forêt des pupitres pour venir prendre le trou du souffleur à témoin de sa gratitude émue ; de temps à autre, un coup de sifflet, violent et énergique comme un signal de départ donné par un chef de train, remettait en marche le convoi triomphal, réchauffant le zèle des biceps fatigués et des mains cuisantes. Pour satisfaire ces mélomanes délirants, on dû ramener une dernière fois, de l’escalier où il se précipitait, le triomphateur déjà vêtu de son pardessus et coiffé du chapeau melon qui, dans notre costume moderne, joue le rôle des lauriers antiques."

 

Trait d’humour d’Erik Satie à propos du premier mouvement De l’aube à midi sur la mer :

"Il y a un joli moment entre onze heures et demie et midi moins le quart ! "

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