top of page

Claude Debussy

Trois étés à Bichain

par Marie Jeanne Baeli

1901
1902
1903

Au cours de l'été 1901, le compositeur Claude Debussy venait s'installer dans l'Yonne pour un séjour d'un mois avec sa femme Lilly. Le couple est accueilli par les parents de Lilly, dans le petit hameau de Bichain, sur la commune de Villeneuve la Guyard située à la frontière de la Bourgogne et de l'Ile-de-France, alors la pleine campagne. C'est un lieu idéal autant pour le repos de la jeune femme, souvent souffrante, que pour le travail du compositeur qui termine l'écriture de la partition d'orchestre de son opéra Pelléas et Mélisande.

 

Grâce aux lettres et partitions écrites à Bichain, à quelques photos, aux témoignages d'habitants du village dont les parents avaient connu Debussy et aux abondants ouvrages des musicologues, nous avons pu retracer avec précision ce séjour du compositeur ainsi que ceux qui suivirent en 1902 et 1903 pendant lesquels des œuvres majeures furent composées : Estampes et La Mer.

Le hameau de Bichain en 1900

Été 1901, du 6 août au 10 septembre

 

"Nous partons lundi en Bourgogne pour un mois et quelques jours..."

Depuis Paris où il habite dans le nouveau quartier de la Plaine Monceau, c’est en ces termes qu’il annonce son départ pour Bichain, le 2 août, à son ami Pierre Louÿs, séjour qui devait permettre à Lilly de se guérir d’une fièvre persistante et reprendre des forces au grand air de la campagne bourguignonne.

 

Le 31 août 1901, il écrit à son élève Raoul Bardac, à qui il donnait des cours de composition, qu’il s’inquiète de la santé de Lilly, fait référence au contrepoint qui, en composition musicale, est la superposition de deux mouvements mélodiques, et se désole que les paysans soient moins beaux que ceux représentés à l’époque par les lithographies du peintre  Jean-François Millet :

"Dans ce paysage de Bichain, où j’ai maintenant le regret de penser qu’on ne vous y verra pas, les minutes passent sans que l’on sache exactement comment."

 

"J’ai l’impression d’être, surtout moralement, aux antipodes de Paris, la mauvaise petite fièvre qui nous inquiète tous peut au moins ne trouver pas là à exercer son ravage, elle tombe d’elle-même, et décidément le double mouvement des arbres et des nuages est un contrepoint moins pauvre que le nôtre ; on y trouve en surplus des raisons admirables de ne pas faire le malin…  maintenant si le cadre est beau, il faut avouer que les gens le sont beaucoup moins ; je n’ai même pas besoin de vous apprendre que «  le geste auguste du semeur » est complètement oublié, et, quand l’Angélus ordonne gentiment aux hommes de s’endormir, vous ne voyez personne prendre une attitude lythographique…

Je rentrerai à Paris vers le 10 septembre…"

Le 2 septembre, il se repose d’avoir "longtemps marché en compagnie de cette petite neurasthénique Mélisande," évocation de son travail d'écriture de la partition d'orchestre de son opéra.  

 

À cette activité s'ajoute quelques mesures de musique pour le manuscrit de Pierre Louÿs, Le roi Pausole et  la lecture des Aventures de Rocambole de Ponson du Terrail.  

 

Il redoutait le retour à Paris : Pelléas et Mélisande, programmé pour avril 1902 à l’Opéra Comique, lieu qu’il considère mal adapté au caractère rare de son oeuvre.

 

Dans cette même lettre du 2 septembre il exprime

"l’ennui que représente pour moi l’endroit qu’on appelle l’Opéra Comique."

Claude et Lilly Debussy à Bichain, été 1901

  Musée Claude Debussy à Saint-Germain–en –Laye,

Fonds Marcel Dietschy

Bichain au temps de Debussy

Dans la vallée de l’Yonne, à la frontière de la Bourgogne et de l’Ile de France se situe le petit hameau de Bichain qui dépend de la commune de Villeneuve-la-Guyard.

 

En contrebas de la route de Paris et traversé par la ligne de chemin de fer Paris-Lyon, il est constitué de fermes se livrant à la polyculture, paysage typique de la France rurale de l’époque : des champs, des vignes, des vergers, des bois, une rivière.

Bichain en 1900 vu de la route nationale

Rue Notre Dame

Rue Saint Jean

Le lavoir sur la rivière

Paysage proche du village

La Grande Rue (deveue rue Saint jean)

Extrait du témoignage de Monsieur Jean-Emile Masson, habitant de Bichain, le 12 mai 2000.

Mes grands-parents Louis et Eugénie Masson m’ont raconté quelques anecdotes de la vie quotidienne de celui qui était « Monsieur Claude » pour les gens du pays.

À l’époque le travail de la terre était fait par des « bricoliers », locataires de quelques arpents de riches propriétaires. Des prés, quelques vignes et des pommiers, un cheval, des vaches, de la volaille, des lapins, un cochon : on vit en autarcie, travaillant dur mais heureux, au rythme des saisons, des fêtes, foires et des marchés. Le dimanche, les hommes sont au café-épicerie pour la belotte, la manille coinchée ou les tarots. Debussy s’est très vite adapté à ce milieu, lassé de ses batailles parisiennes contre les poncifs d’un art moribond, il est bien content de pouvoir aller se ressourcer à la campagne pas trop loin de Paris avec la possibilité d’aller y faire un saut par le chemin de fer. Il se lie d’amitié avec mes grands parents et vient chaque soir chercher du lait frais, des œufs ou des légumes. Il n’a pas d’enfant et joue volontiers du pipeau avec ma tante Cécile qui avait sept ans à l’époque. 

 

Témoignage de Mademoiselle Jeanne Blanc, habitante de Villeneuve-la-Guyard, le 19 mars 2000

Ma mère, Madame Masson, me racontait que dans son enfance elle se souvenait de Claude Debussy, tout juste marié avec Lilly. Il habitait la maison chemin des Princes contiguë à l’écurie de la ferme de ses grands-parents et se plaignait que la nuit le cheval donnait des coups de pied dans le mur et qu’il ne pouvait pas dormir. Alors ma grand-mère, Madame Masson-Caillat, d’accord avec ses arrières grands-parents, Monsieur et Madame Bachelet, lui a proposé « la belle chambre » de la maison qu’ils possédaient passage Chelau dans la rue Notre Dame. Il allait donc y coucher.

Il était très simple et très liant ; tous les samedis il venait manger le pot-au-feu chez  les Masson. Ma grand-mère sortait les verres de cristal et chaque fois que quelqu’un cognait un verre, gêné par le son inattendu, il mettait son doigt sur le verre !

Septembre 1901 à Juillet 1902 - Pelléas et Mélisande

Son seul opéra lui aura demandé dix années de travail et, enfin programmé pour avril à l’Opéra Comique, il entame les répétitions à partir du 13 janvier 1902. Elles vont se dérouler jusqu’au 30 avril, date de la première représentation de Pelléas et Mélisande.

 

Son ami René Peter qui y assistera, remarquera :

"Côté dames : quelques unes jolies, parmi lesquelles Lilly Debussy se détache nimbée de blond lumineux, devant une salle houleuse. Lilly, très pâle, assiste à tout cela de sa loge en s’efforçant de garder un visage égal."

À l’issue de la représentation, une promenade au Bois en guimbarde en compagnie de Lilly et une amie montre un Debussy ...

"fier...au-dessus de la pauvreté humaine...il ne fut pas dit un mot de Pélléas !"

 

En plein conflit avec Mæterlinck, auteur du livret de Pelléas et Mélisande, qui avait voulu imposer sa compagne Georgette Leblanc dans le rôle de Mélisande, contre la volonté du compositeur, les répétitions vont se dérouler pendant plus de trois mois pendant lesquels Debussy se rendra tous les jours à l’Opéra Comique, ainsi qu’aux quarante représentations qui suivirent la première le 30 avril.

 

Il était épuisé mais heureux, grâce à la direction d’orchestre d’André Messager et l’interprétation de Mary Garden, chanteuse écossaise de vingt-cinq ans dans le rôle de Mélisande.

 

A Robert Godet le 13 Juin 1902 :

"J’éprouve une fatigue telle que cela ressemble à de la neurasthénie, maladie de luxe à laquelle je ne croyais pas."

 

Au grand regret du compositeur, Messager quitte Pelléas au bout de trois représentations pour se rendre à Londres où il avait été engagé par l'Opéra de Covent Garden.

 

A Messager le 9 mai 1902 :

"Vous aviez su éveiller la vie sonore de Pelléas avec une délicatesse tendre qu’il ne faut plus chercher à retrouver…Depuis que vous êtes parti, je suis à peu près aussi morne qu’un chemin où il ne passe plus personne…"

Il accepte l'invitation de ce dernier à le rejoindre en juillet à l’Hotel Cecil, d'où il écrit à Lilly qu’il habite "une chambre délicieuse sur la Tamise".

Puis il lui donne en quelques traits, ses impressions londoniennes :

le 15 juillet :

"Cet après midi j’ai été voir jouer Hamlet par un homme qui a tout simplement du génie"

le 16 :

"Que l’on me rende ma rue Cardinet et la chère petite femme  qui entre autres dons a celui de faire le thé… Ah ! ils n’en ont pas en Angleterre des femmes comme cela ; ce sont des femmes pour horse-guards avec des teints de jambon cru et des grâces de jeune animal.

Ça se parfume avec férocité et c’est prétentieux à faire retourner les poules !"

le 18 :

"J’ai été me promener ce matin dans la City – c’est l’endroit où l’on fait les affaires… c’est charmant ! Ça sent la pipe et le goudron et l’on voit des pauvres petits êtres qui suent à grosses gouttes, tandis que de gros messieurs apoplectiques vont lentement, peur de secouer leur vieille graisse. Les marchands de fleurs ont des canotiers ou des chapeaux à plumes, qui, évidemment sortent plutôt de la boîte à ordures que de chez Vinot ! C’est lamentable et prétentieux."

Eté 1902, du 24 juillet au 15 septembre

Claude et Lilly Debussy en 1902

Cliché Bibliothèque Nationale de France

"À mon retour...il a fallu que je trouve Madame Debussy très souffrante… nous voilà forcés,  sur l’avis du médecin, de quitter Paris au plus vite !

Nous partirons jeudi prochain."

Le médecin a diagnostiqué des calculs rénaux. Claude adopte la solution la moins onéreuse retourner chez ses beaux-parents à Bichain.

 

A Messager, fin juillet :

"J'ai passé de bien vilains jours… ma pauvre petite Lilly n'a cessé de souffrir.    Et nous voici à la campagne dont je n'ose espérer un trop grand bien, mais au moins quelqu'apaisement. C'est triste la vie, mon vieux Messager…"

 

Autre lettre, fin juillet :

"Lilly va un peu mieux. C’est-à-dire qu’elle a augmenté sa collection de petits cailloux. Cela vous a un air rouge et méchant que je ne souhaite à personne, au lieu d’aller… au diable, comme vous en avez l’intention (prenez garde d’y retrouver quelque chose de Londres), vous feriez bien mieux de venir voir vos deux petits amis. On vous chouchouterait. Si ça n’est pas la vie de château, ça serait au moins la vie calme et paisible des champs…Et voilà… je retourne, non pas bêcher mon jardin, mais je regarde mon beau-père bêcher le sien et cela suffit à mes désirs aratoires."

 

Le 29, à Jean Arnold, critique musical à la revue du Mercure de France :

"Je vous écris parmi les poules et les coqs et autres volatiles qui se soucient infiniment plus d’un grain de blé que de l’auteur de Pelléas. Elles y ajoutent le plus tranquille irrespect et me font comprendre par des cris naturels qu’il ne peut être question d’aucune esthétique."

 

Pour la première fois de sa vie, ses cartons sont vides, aucune œuvre sur le chantier, il ne travaille pratiquement pas.

Toujours à Messager en septembre :

"Je n’ai pas écrit une note… ça n’est pas pour me vanter, mais j’ai été longtemps comme un citron pressé, et mes pauvres méninges ne voulaient plus rien savoir… Pour faire ce que je veux, il faut que je renouvelle entièrement mes tiroirs. Commencer une nouvelle œuvre m’apparaît un peu comme un saut périlleux où l’on risque de se casser les reins."

 

Le 8 septembre :

"Ma femme va mieux, si elle n’a pas encore le teint fleuri d’une fermière, elle en a du moins les attributions, passant sa vie parmi les bêtes qui, dans ce pays comme dans bien d’autres, sont très supérieures aux gens…"

 

A son ami Paul-Jean Toulet, en septembre :

"Je travaille assidûment à ne rien faire et m’exerce à une contemplation soutenue de quelque chose d’assez vague pour ne pouvoir le désigner autrement. Enfin je tâche de me constituer une santé de fer avec des muscles d’acier –telle une jeune locomotive."

 

Composée quatorze années auparavant pendant son séjour à la villa Médicis à Rome, il révise pourtant la partition d’orchestre de La Damoiselle élue, en cours d'édition par Jacques Durand, à qui il écrit de Bichain le 10 août :

"J’étais dans l’extrême Bourgogne, et ne suis revenu qu’hier soir à Bichain. J’ai presque achevé de revoir la partition d’orchestre de La Damoiselle. J’oublie peu à peu Pelléas, le public de l’Opéra Comique, et c’est un charme pour moi. Je vous envoie l’épreuve de piano et de chant en l’accompagnant de ma très sincère amitié…"

 

Il cultive un vaste champ de flemme affirmant que tous ses projets sont venus s’échouer au bord d’une charmante petite rivière et s’intéresse à nouveau à l’œuvre d’Edgar Poe qu'il avait lue dans la traduction de Baudelaire dont il envisage une adaptation d’un de ses contes fantastiques, Le Diable dans le beffroi.

Octobre 1902 à mai 1903 - Célébrité

Revenu à Paris le 15 septembre 1902, Debussy s’occupe de la reprise à l’Opéra Comique de Pelléas.

A P.J. Toulet  le 21 octobre :

" ….cela prend la plus grande partie de mon temps, et abrutit consciencieusement le reste."

 

Dix représentations auront lieu du 30 octobre 1902  au 6 janvier 1903.

"Public houleux à côté des enthousiastes."

 

Au mois de décembre est donnée l’audition aux Concerts Colonne de La Damoiselle élue avec Mary Garden.

 

Debussy est célèbre, il est décoré de la légion d’honneur en janvier et ses œuvres sont jouées en province. Il écrit vingt-cinq articles dans la revue Gil Blas de janvier à juin 1903 aux côtés de l’écrivain Colette.

Portrait de Claude Debussy

par Nadar en 1910

Cliché Bibliothèque Nationale de France

Puis il effectue un second voyage à Londres fin avril 1903, pour le compte de la revue Gil Blas, où il rejoint à nouveau son cher ami Messager. Cette fois il doit assister à tout le cycle du Ring de Wagner.

 

De ces « retrouvailles » avec la musique de Wagner, il  exprimera dans ses lettres à Lilly toute l’ambiguïté de ses impressions :

Le 28 avril :

"J’ai commencé ma cure tétralogique…par l’Or du Rhin. Ça m’a beaucoup moins ennuyé que je ne l’aurais cru ; cela tient surtout à ce que Richter est le roi des chefs d’orchestre.

Le 1er mai :

"… j’ai entendu Siegfried, ça n’a, comme tu le sais, aucun rapport avec Pelléas ; jamais je ne me suis autant ennuyé."

A Paris, où elle est un peu souffrante, Claude écrit :

"Le petit être mystérieux que tu es, a la déplorable faculté de collectionner les maladies les plus diverses comme les plus inattendues… Je n’ai plus ma chambre sur la Tamise mais une sale petite chambre qui donne sur une sale petite cour. Mais il y a l’économie domestique !"

 

Il s’en évade pour visiter la Tate Gallery où il reste  un long moment dans la salle des Turner, dont le souvenir ne sera pas étranger à la composition des Estampes à Bichain, l’été suivant.

C’est à son retour à Paris qu’il décide, en effet,  de composer à nouveau pour le piano. La Suite Bergamasque, écrite en 1891, est reprise, et sur sa table le projet des Estampes et de la grande série des Images.

Juin 1903, Lilly à Bichain

Il fait 30° à Paris, Lilly part quelques jours se reposer à Bichain pendant le mois de juin où il lui écrit tous les jours des lettres de mari attentionné et tendre.

Il travaille à une grande série Images  et  Estampes pour piano mais ne mentionne  qu’une rhapsodie pour saxophone commandée par une américaine, Elise Hall de l’Orchestral Club de Boston.

Témoignage de Monsieur René Boutault, au 18 route de Montereau à Bichain,  en septembre 1999 :

 

Claude Debussy descendait tous les soirs composer chez Pélagie Champion, qui habitait avec sa fille Juliette une grande maison située dans le bas de Bichain, au fond de l’impasse, rue Saint Jean.

 

C’était des gens « aisés » qui faisaient valoir leurs terres, et Juliette s’intéressait à la musique. Debussy lui avait donné une invitation pour la première de Pelléas et Mélisande.

A droite, Lilly Debussy et à gauche, Juliette Champion

                         devant le n°29 de la rue Notre-Dame à Bichain en 1903

Cliché Bibliothèque Nationale de France

Le 28 mai :

"Je t’ai fait envoyer une balle de 36 mètres de natte de Chine, une occasion admirable qu’il ne fallait pas manquer ! Penses que ça revient à 50 centimes le mètre ! ! ! Ça nous servira à mettre soit le long des murs soit ailleurs. Plus une corbeille à ouvrage pour toi. Deux porte-bouquets en bambou sculptés – des amours ! – un plateau admirable en laque verte… Ces achats me semblent d’une utilité incontestable ! J’ose espérer que tu seras de mon avis, ne manque pas de m’écrire qu’ils te conviennent, sans quoi je serais très triste.

Là dessus je retourne à mon article, ce qui est moins agréable… je te supplie humblement de ne pas trop te fatiguer à orner notre villégiature et de me croire ton très aimant,

Claude      

Embrasse bien mon père Texier sans oublier Matessier et Roméo. Présente mes respects aux notables du pays."

 

Il s'agit sans doute d'un des articles écrits pour Gil Blas, parus au mois de juin 1903, qui marquent la fin de sa collaboration à cette revue.

 

Il lui demande de faire fabriquer une table, lui donne les dimensions, fait envoyer une langouste de chez Laprince "que mon père Texier veuille bien ne pas manquer d’aller la chercher."

 

Le 31 mai :

"J’essaie donc de finir ce sacré morceau le plus vite possible. Naturellement les idées musicales mettent un soin tout particulier à me fuir, comme d’ironiques papillons, et je passe des heures d’énervement indescriptible."

12°_lettre_1903.jpg

58, RUE CARDINET

 

Lundi 1er juin /03

 

 

Ma chère petite femme

                Tout cela est très bien et, il faut évidement que tu « peignes » surtout si cela t’amuse, mais je te prie humblement de ne pas trop tarder à revenir ! …Si Bichain te parais triste sans moi, Paris m’est insupportable sans toi. Crois bien d’ailleurs que seule l’obligation de finir le morceau de l’Américaine m’y retient sans quoi j’irai te surprendre dans tes occupations picturales.

Lettre du 1er juin 1903 de Claude Debussy adressée à Lilly Texier

Frederick R. Koch Foundation, Yale University, USA

Le 2 juin :

"Ma parole, je suis un peu jaloux et lâcherais la dame au saxophone pour ton plus mince sourire... Faire son devoir, accomplir sa tâche, sont évidemment de très belles maximes ! Mais, son petit Lilo, sa poule blanche, c’est toute la vie !"

 

Le 3 juin :

"Il est probablement plus raisonnable de ne pas aller te chercher à Bichain ; pourtant, c’est une folie acceptable que j’aurais aimé accomplir.

Je ne sais pourquoi «  la dame au saxophone  » m’apparaît comme la statue du commandeur apparut à ce pauvre Don Juan ! Jamais elle ne se doutera combien elle a pu m’ennuyer.

Ca ne te paraît pas indécent, une femme amoureuse d’un saxophone, dont les lèvres sucent le bec en bois de ce ridicule instrument ? Ça doit être sûrement une vieille taupe qui s’habille comme un parapluie."

 

Lilly se plaît beaucoup à Bichain et ils semblent vouloir s’y installer.

 

À Bichain, Lilly s’adonne à des activités de ménagère, lave, cuisine sans rechigner, sans oublier de redevenir parfois la belle fille qui fait tourner les têtes. Debussy lui avait fait livrer par le “ P.L.M. Messageries” un  “transatlantique”, fauteuil pliant en toile à longues rayures bleu et blanc, très à la mode sur les croisières chic. Par beau temps, elle s’installe devant la maison, en pyjama de soie noire, avec, à la bouche un grand fume-cigarette en ivoire. Tête polie du garde champêtre ! Grimaces de toutes les paysannes, “une belle traînée !”. " Mais, disait ma grand-mère, on a jamais vu autant de rouliers sur la route s’arrêter pour “faire souffler le cheval”.

Témoignage de Monsieur Jean-Emile Masson, recueilli le 12 mai 2000.

Eté 1903, du 10 Juillet au 1er Octobre

Début Juillet, le couple s’installe dans une maison qu’ils louent en haut de Bichain. Claude fait venir un piano de Montereau et ils resteront cette fois-ci jusqu’au 1er octobre.

 

Un académicien passionné de Debussy, Louis Pasteur Vallery Radot, note dans son livre Tel était Claude Debussy :

Il avait loué une maison villageoise, entre la route nationale et un petit bois aujourd’hui disparu, une vieille hôtellerie du temps des diligences, à peu près abandonnée. Debussy la louait 200 francs par an. Il y avait mis des meubles et un piano.

Bichain : route nationale, angle rue Notre Dame.

La maison louée par le couple pendant l’été 1903

est la première à gauche.     

Rue Notre Dame

Au coin à droite, la maison louée par

Claude et Lilly Debussy

Contrairement à l’été précédent, Debussy va poursuivre un travail intensif commencé à Paris :

 

  • la fameuse Fantaisie pour saxophone pour l’américaine Elise Hall

  • ultime correction de la partition d’orchestre de Pelléas et Mélisande

  • écriture des  Estampes

  • livret du Diable dans le beffroi d’après le conte d’Edgar Poe

  • début de La Mer

  • projets avec Pierre Louÿs qui se trouvait en Algérie et qui lui avait envoyé un exemplaire de Sanguines (recueil de contes et nouvelles) pour qu'il en écrive la partie musicale :
    "Non, je n’ai pas oublié Sanguines et je me suis déjà promené avec, dans des campagnes remplies d’été, de moustiques et d’un silence qu’on voudrait croire orphelin. …on ne s’ennuie pas à la campagne. Le tout est de ne pas croire que le soleil qui se couche sur les côteaux de Bichain n’est pas le même que celui qui s’endort sur la blancheur des terrasses de Biskra... J’ai été à Sens. Il y a une belle cathédrale et des militaires fort encombrants. On y gagne d’y manger convenablement et d’y boire un Pommard qui affolerait Kurnonsky.1 C’est à peu près tout comme excursions... Aussi pour combler ce manque j’ai écrit un morceau de piano qui porte le titre de  Une soirée dans Grenade … Et voilà tout !"

 

Cette dernière pièce qui évoque l’Espagne est la deuxième des trois Estampes.

Estampes

 

La première, Pagodes, toute en gammes orientales exprime tout autant un désir d’évasion.

 

A André Messager le 7 septembre :

"J’ai écrit aussi trois morceaux de piano dont j’aime surtout les titres que voici : Pagodes, La Soirée dans Grenade, Jardins sous la pluie. Quand on a pas les moyens de se payer des voyages, il faut y suppléer par l’imagination."

 

Quand à la troisième, Jardins sous la pluie, elle est la seule directement liée à son séjour à Bichain si l’on en croit ce témoignage d’un habitant de Bichain interrogé par Pasteur Vallery-Radot sur le temps où il connut Debussy :

"Monsieur Debussy me semblait, me dit-il, bizarre. On le voyait sortir de sa maison, marcher sur la route et puis tout d’un coup revenir sur ses pas en courant pour se mettre au piano... Un jour, il nous dit, après nous avoir joué je ne sais plus quoi : “C’est la pluie sur les carreaux qui m’a inspiré ça !"

 

Les quelques lettres écrites pendant ce mois d’août à son éditeur Jacques Durand témoignent du grand soin qu’il prit à la présentation des Estampes :

"Je vous sais un infini gré de flatter ma manie d’édition ; comme tous les maniaques on me prend facilement par ce côté-là ….vous aurez 'La Soirée dans Grenade' après-demain …. vous verrez à la page 8 de 'Jardins sous la pluie', qu’il manque une mesure… je suis revenu au triste papier à musique, mes excursions, maintenant se font autour de ma table : tout le monde ne peut pas être homme de sport ! "

 

Son désir de s’installer à Bichain se précise, il projette d’y acquérir un terrain.

A Durand, le 21 août :

"Je n’ai pu vous répondre hier, étant allé à Montereau pour « mon terrain » !… Il a fallu que je tombe sur un vieillard à l’ironie branlante, mais tenace, qui, un jour veut vendre, et le lendemain ne veut plus… Il demande trois mille francs ; seulement, il y a une mare dans ce terrain qui serait rachetée mille francs par la ville, pour des raisons d’alignement.

C’est bien des histoires et j’ai bien peur que mes rêves de propriétaire ne soient dans cette mare…"

 

Claude et Lilly ne seront jamais propriétaires à Bichain.

Son éditeur, Jacques Durand, possédait à  Avon, en Seine-et-Marne toute proche, le domaine de Bel-ébat que Debussy fréquentait et où il rencontrait  les personnalités musicales de l’époque. Il  revenait de ces visites avec une certaine nostalgie :

"Le domaine de Bel-ébat est un beau domaine… je considère avec stupeur combien cela peut représenter de droits d’auteur pour m’en procurer un semblable !"

Le diable dans le beffroi

Toujours en août 1903, à Paul-Jean Toulet :

"J’ai travaillé au Diable dans le beffroi…la vie à la campagne ne laisse rien passer des événements, et je suis sans histoire."

 

Il avait relu ce conte d’Edgar Poe l’été précédent et en écrivait lui-même le livret, espérant réaliser un autre opéra après Pelléas.

 

A Messager le 7 septembre 1903 :

"… j’ai travaillé au livret du Diable dans le beffroi. Quand je reviendrai à Paris, je vous lirai cela. Je ne vous dissimulerai pas davantage que ce sera avec une certaine émotion, l’émotion inséparable d’un premier début… "

 

Le 12 septembre :

"Il ne faut pas trop se hâter de dire : c’est fait à propos du Diable... le scénario est à peu près complet, la couleur de musique que je veux employer à peu près arrêtée ;    il reste beaucoup de nuits blanches et un grand espoir au bout de tout cela.

Quand aux personnes qui me font l’amitié d’espérer que je ne pourrai jamais sortir de Pelléas, elles se bouchent l’œil avec soin. Elles ne savent donc point que si cela devait arriver, je me mettrais immédiatement à cultiver l’ananas en chambre : considérant que la chose la plus fâcheuse est de « se recommencer ». Il est probable du reste, que les mêmes personnes trouveront scandaleux d’avoir abandonné l’ombre de Mélisande pour l’ironique pirouette du Diable, et le prétexte à m’accuser une fois de plus de bizarrerie."

 

En fait, il ne reste que quelques notes concernant le scénario et trois pages de musique, le projet de monter ce conte ainsi que La chute dans la maison Usher, du même auteur, ne sera jamais vraiment abandonné, mais les conditions favorables jamais réunies pour le réaliser.

La Mer

De l'aube à midi sur la mer -
00:00 / 00:00

C’est alors qu’il annonce, en août à Durand,  son nouveau projet :

"…Je travaille à La Mer… si Dieu veut bien être gentil avec moi, ce sera très avancé à mon retour."

 

C’est la forme du tryptique qui est choisie pour cette nouvelle œuvre :

A Messager, le 12 septembre :

 

"Je travaille à trois esquisses symphoniques intitulées : 1° Mer belle aux îles Sanguinaires ; 2° Jeu de vagues ; 3° Le Vent fait danser la mer  ;sous le titre de La Mer.

Vous ne savez peut-être pas que j’étais promis à la belle carrière de marin, et que seuls les hasards de l’existence m’ont fait bifurquer. Néanmoins, j’ai conservé une passion sincère pour elle. Vous me direz à cela que l’océan ne baigne pas précisément les coteaux bourguignons... ! Et que cela pourrait bien ressembler aux paysages d’atelier ! Mais j’ai d’innombrables souvenirs ; cela vaut mieux, à mon sens, qu’une réalité dont le charme pèse généralement trop lourd sur votre pensée."

 

La composition de La Mer se poursuivra à Paris et au cours de l’été 1904, l’été de la rupture avec Lilly, en Normandie, à Jersey et à Pourville. Elle sera achevée à Paris en mars 1905.

Les gens de Bichain se souviennent

Au cours de ses nombreuses promenades dans la campagne de Bichain, pendant lesquelles ils élaborait son œuvre, Debussy a laissé quelques souvenirs auprès des habitants, dont leurs enfants expriment encore la mémoire :

 

Témoignage de Mademoiselle Jeanne Blanc, recueilli le 19 mars 2000

"Alors fillette de 10 ou 12ans, ma mère racontait que Claude Debussy l’emmenait se promener la main dans la main ; ils ne disaient pas grand chose. Intelligente, elle ne répondait qu’aux questions qu’il lui posait. Il lui montrait les champs de blé et lui disait que ça faisait comme la mer."

 

Extrait du témoignage écrit de Monsieur Jean-Emile Masson, le 12 mai 2000

"Debussy prenait plaisir à de longues promenades au bord de l’Yonne encore mal domptée, vers le lavoir ou les vergers. Il aimait monter le chemin de Brisevent (prolongement de la rue Notre-Dame après la N6), jusqu’aux Marnières. En haut il y avait un petit bois avec de gros rochers qui dominait les finages du Bernier, de la Souchotte, des Latteux et des Cailloux : cela formait un patchwork de cultures d’une grande diversité qui, l’été, ondulait en vagues chatoyantes. Il aimait surtout les orages et à ces moments là, empruntait à mon grand-père une grande “limousine” de berger pour aller contempler ce spectacle. Revenant le soir à la ferme, il disait à Cécile « j’ai vu la houle », et ma grand-mère demandait à son mari : « tu connais cette bête là ?"

 

Témoignage de Madame Yvonne Marcotte au 15 rue Verrine à Bichain, le 20 mars 2000

"Ma mère, Marthe Lhôtellier, racontait que sa mère défendait aux enfants d’aller jouer en haut près de la route (actuellement près de l’ancien garage  Douche sur la RN6) car s’y trouvait une cabane en planches noires dans laquelle Monsieur Debussy composait. Le jour de la fête de La Brosse-Montceaux, Monsieur et Madame Debussy emmenaient les enfants de Bichain, et tout le long du chemin, ils chantaient. Elle se rappelait aussi que Debussy avait offert à Mademoiselle Juliette Champion, qui habitait la maison au fond de l’impasse rue Saint Jean et qui possédait un piano sur lequel il venait travailler, un tableau dans lequel se trouvait une horloge qui fonctionnait. Ce tableau était accroché au dessus du piano."

 

Témoignage de Monsieur André Blin, au 2 rue Verrine à Bichain, le 26 décembre 2000

"Jules Champion, le père de Juliette, avait fait construire cette grande maison où Debussy allait composer. Il était gros propriétaire de terres et faisait beaucoup d'élevage. Madame Duman, une habitante de Bichain qui avait bien connu Debussy, racontait dans les années 40, que pendant un de ses séjours à Bichain, elle avait vu le compositeur allongé dans l'herbe du 'pré du four'. C'était un pré situé derrière le lavoir, situé en plein midi où il faisait très chaud l'été."

 

Un film produit par François Lesure et réalisé par François Gir pour FR3 a été tourné à Bichain et diffusé le 6 juin 1982 au cours de l’émission « Ouvert le Dimanche ». Il analyse les rapports de Debussy avec les autres arts et évoque son amour de la nature à travers les paysages de l’Yonne qu’il a pu contempler à Bichain.

On peut y voir Madame Champion qui montre son piano, ainsi que des objets  ayant appartenu au compositeur. Madame Cécile Creuzard, autre habitante de Bichain, le présente comme un être solitaire, amoureux de la campagne et qui, au cours de ses promenades semblait toujours absorbé par ses pensées (FR3, INA).

La maison occupée par Claude Debussy fait l’objet d’un projet de musée.

Photo de l’auteur, janvier 2002

La plaque apposée sur la maison de Debussy comporte l’inscription suivante :

“Dans cette maison habita Claude Debussy durant les étés de 1902 à 1904, il y composa la plus grande partie de La Mer

 

Le séjour de 1901 n’est donc pas mentionné et, en 1904, Debussy n’a effectué qu’un aller-retour de Paris à Bichain dans la journée du 28 juillet.

 

Photo de l’auteur, janvier 2002

Dernières lettres de Bichain

Elles parlent du bonheur éprouvé près de la nature et de son appréhension du retour à Paris.

 

A Charles Levadé, musicien qu’il avait connu au cabaret du Chat noir et qui lui demandait des conseils, le 4 septembre :

"Je ne voudrais pas t'écrire  « l'histoire d'orchestrer à travers les siècles » parce que je n'ai pas apporté à la campagne les documents nécessaires à cette histoire ; puis je ne me sens aucun goût pour cela. En somme, l'art d'orchestrer s'apprend mieux en écoutant le bruit des feuilles remuées par les brises qu'en consultant les traités où les instruments prennent l'air de pièces anatomiques et qui, au surplus, renseignent médiocrement sur les innombrables façons de mélanger ces dits instruments entre eux."

 

A Octave Maus, en septembre :

"Je m’attarde dans les campagnes remplies d’automne, oubliant tout du protocole musical, y compris les concours qui en sont d’ailleurs un des principaux ornements."

 

A Durand le 12 septembre:

"… la fâcheuse détente est survenue et j’ai éprouvé le besoin de laisser toute espèce de papier pour la contemplation exclusive des diverses espèces d’arbres qui ornent les environs de Bichain."

 

Le 30 septembre:

"J’ai un peu tardé à répondre à votre dernière lettre, voulant profiter de mes derniers beaux jours de tranquillité. Hélas ! La joie de vivre avec les bons vieux arbres est finie, il va falloir revenir parmi les « bonnes gens de Paris » et réentendre de la musique en carton peint."

 

A Raoul Bardac, (de Bichain non datée), il n’omet pas d’évoquer sa charmante mère Emma Bardac, qu’il assure de son  profond dévouement et à qui il transmet le fidèle souvenir de Lilly.

Octobre 1903, retour à Paris

À son retour, Claude sera très pris par les répétitions de Pelléas et Mélisande dont une nouvelle reprise est prévue pour fin octobre à l’Opéra Comique.

 

Le couple sera souvent invité chez Emma Bardac dans son hôtel particulier de la rue de Berri. La quarantaine, belle, riche, cultivée, femme du monde et musicienne, elle chante les mélodies de Debussy. Lilly s'y sent mal à l’aise et, tout en encourageant Claude à s’y rendre pour sa carrière, elle reste à la maison.

 

Le 19 décembre, le père de Lilly est gravement malade ; dans une lettre de Claude qui ne comporte pas de lieu d'envoi (peut-être Bichain où il semble avoir donné rendez-vous au docteur Abel Desjardins au chevet de Germain Texier) il affirme encore :

"Il me semble impossible de ne pas partager ta peine, toi qui es mon seul but et ma seule raison de croire au bonheur."

Année 1904, la rupture

Le succès des Estampes, créées le 9 janvier 1904, est l’amorce d’une notoriété qui se manifeste par de nombreuses interprétations de ses œuvres et des commentaires de ses faits et gestes dans la presse.

Le 5 mars, il achève la partition pour piano de La Mer.

 

Des liens intimes se nouent entre Claude Debussy et Emma Bardac à l’insu de Lilly qui, le 10 juillet, partira seule à Bichain et une séparation très houleuse précéda le divorce prononcé en août 1905.

 

Claude Debussy épousa Emma Bardac le 20 janvier 1908, leur fille Claude-Emma dite "Chouchou" était née le 30 octobre 1905, quinze jours après la création de La Mer.

D'autres œuvres de dimension universelle furent composées, Le martyre de Saint-Sébastien, Jeux, douze préludes, douze études, trois sonates, mais le train de vie imposé par Emma ne lui apporta pas la tranquillité et la sérénité qu'il avait toujours recherchées.

 

Atteint d'un cancer depuis plusieurs années, il mourut en pleine guerre le 25 mars 1918, dans leur hôtel particulier du square du bois de Boulogne à Paris. Sa fille "Chouchou", mourut d'une diphtérie un an après.

bottom of page